BOUFFONS (QUERELLE DES)

BOUFFONS (QUERELLE DES)
BOUFFONS (QUERELLE DES)

En 1752, à Paris, éclata ce que l’on a appelé la «querelle des Bouffons», bataille musicale née de la rivalité entre les partisans de la musique lyrique française, établie par Lully et renouvelée par Rameau, et ceux de la musique lyrique italienne dans le style bouffe, représentée par des compositeurs comme Pergolèse, Rinaldo da Capua, Latilla, Jommelli, Cocchi, Léo, Ciampi.

La polémique

Une troupe italienne vint en effet s’installer à Paris et l’Opéra l’accueillit d’août 1752 à mars 1754. Elle apportait dans ses bagages toute une série de petits opéras bouffes baptisés «intermezzi» et provoqua un engouement prodigieux chez un public friand de nouveauté. Et pourtant, en 1729 déjà, une compagnie de Bouffons italiens était venue donner quelques représentations d’ouvrages du même genre sans éveiller le moindre intérêt et, en 1746, la Comédie Italienne avait accueilli une troupe semblable, jouant pour la première fois en France La Serva Padrona de Pergolèse. Cette œuvre, qui allait faire tant de bruit, n’avait été reçue qu’avec une curiosité distraite. Or la même Serva Padrona , donnée à l’Opéra par les Bouffons italiens comme spectacle d’ouverture le 1er août 1752, déchaîna l’enthousiasme et porta ainsi le premier coup au style solennel et un peu conventionnel de l’opéra français, pourtant admirablement défendu par Jean-Philippe Rameau. Le baron Grimm, jeune philosophe récemment arrivé d’Allemagne, venait de publier une lettre qui avait fait grand bruit, à propos de la reprise à l’Opéra d’une tragédie lyrique de Destouches, Omphale : il soulignait les faiblesses de l’opéra français par rapport à l’opéra italien. Cette critique avait provoqué de violentes attaques contre son auteur. Grimm avait été soutenu par Jean-Jacques Rousseau, hostile, lui aussi, à l’opéra français. Plus violent encore que Grimm, qui ménageait Rameau, Rousseau s’était attaqué au grand musicien français qui, depuis 1733, date de la création de son Hippolyte et Aricie , avait redonné au théâtre lyrique tout son prestige.

L’arrivée des Italiens et leur triomphe avec La Serva Padrona de Pergolèse déclencha finalement une querelle qui allait diviser la Cour et la Ville. Les Bouffons, comme l’on appelait alors les musiciens italiens, présentèrent ensuite Il Giocatore , pastiche de différents compositeurs (22 août 1752), Il Maestro di musica de Pergolèse (19 sept. 1752), La Finta Cameriera de Latilla (30 nov. 1752), La Donna superba de Rinaldo da Capua (19 déc. 1752), La Scaltra Governatrice de Cocchi (25 janv. 1753), Livietta e Tracollo de Pergolèse (1er mai 1753), Il Cinese rimpatriato de Selliti et La Zingara de Rinaldo da Capua (19 juin 1753), Gli Artigiani Arricheti de Latilla et Il Paratajo de Jommelli (23 sept. 1753), Bertoldo in Corte de Ciampi (22 nov. 1753) et enfin I Viaggiatori de Léo (12 févr. 1754). Dès les premières représentations de ces intermezzi, une guerre de pamphlets et d’épigrammes se déclencha et chacun prit parti pour ou contre les Italiens. Pendant les représentations, souvent houleuses, les partisans de la musique française prirent l’habitude de se rassembler sous la loge du roi tandis que ceux de la musique italienne se tenaient sous la loge de la reine. De là la dénomination donnée à chacun des deux camps: «le coin du roi» avec pour champions Fréron et d’Alembert et «le coin de la reine» avec comme défenseurs Grimm, Diderot, Rousseau et les Encyclopédistes.

Les promoteurs de ce genre nouveau pour la France, l’opéra bouffe italien, y acclamaient, par réaction contre les dieux et les héros de l’opéra français de Lully et de Rameau, des personnages simples, à la gaieté bon enfant et qui exprimaient dans des ariettes naïves des sentiments quotidiens.

En opposition au caractère grave et noble de la tragédie lyrique française, ces aimables œuvrettes des compositeurs transalpins faisaient découvrir des airs d’une charmante vivacité, accompagnés de récitatifs rapides. Cependant cette querelle, qui venait de prendre des proportions telles qu’elle donna naissance à plus d’une cinquantaine de pamphlets, de libelles, d’épigrammes, était faussée à la base. Les partisans de la musique italienne contre la musique française auraient dû, en effet, pour être justes, opposer à l’opéra français l’opera seria italien et non pas l’opéra bouffe, d’un style tout différent. Mais les opera seria de Scarlatti, de Vinci, de Pergolèse, de Jommelli étaient alors totalement inconnus en France. Certains grands esprits comme Voltaire comprirent cependant l’inopportunité de cette querelle et lorsqu’on lui demanda à ce sujet: «Êtes-vous pour la France ou bien l’Italie? – Je suis pour mon plaisir, Messieurs», répondit-il.

L’influence des Italiens

Les passions soulevées par l’arrivée des Bouffons italiens à Paris ne furent pas vaines, car l’influence exercée par leur style sur l’opéra-comique français fut féconde. L’opéra-comique se limitait jusqu’alors à la comédie à ariettes, mise à la mode par des compositeurs comme Gillier, Mouret, Saint-Sevin, Corrette, Blaise, par des librettistes et adaptateurs comme Lesage, D’Orneval, Piron, Fuzelier, Panard et surtout Favart qui, en 1741, avait obtenu, à la foire Saint-Germain, son premier grand succès avec sa Chercheuse d’esprit . Dans l’exemple des musiciens italiens, Favart puisa une plus grande variété d’expression dans les airs, les duos, les ensembles. La musique qui jusqu’ici, dans ces petits opéras-comiques, représentés sur les théâtres des foires Saint-Laurent ou Saint-Germain, n’avait qu’un rôle secondaire devint l’élément le plus important et exprima avec plus de vérité le caractère des personnages qui évoluaient sur scène.

Jean-Jacques Rousseau fut le premier à appliquer ce genre nouveau dans son Devin de village , créé en octobre 1752, devant la Cour, à Fontainebleau, et donné pour la première fois à l’Opéra le 1er mars 1753 avec un succès qui devait se prolonger jusqu’en 1829. Des musiciens comme Blavet avec son Jaloux corrigé et Dauvergne avec ses Troqueurs suivirent cet exemple.

La querelle des Bouffons prendra en 1753 un tour plus passionné encore, à la suite de la Lettre sur la musique française publiée par Jean-Jacques Rousseau. Dans cette lettre, tout comme dans son Dictionnaire de musique et dans sa Nouvelle Héloïse , à l’instar de Grimm qui reprochait à l’opéra français d’être «un faux genre où rien ne rappelle la nature», Jean-Jacques Rousseau se fit le champion de cette «nature» que l’on découvrait non seulement dans la musique, mais également dans la littérature et la philosophie. Il y condamnait la musique française, en s’élevant contre tout le conventionnel des représentations d’opéras, contre les airs à roulades sans aucun rapport avec les sentiments exprimés par les chanteurs, contre tout l’apparat souvent ridicule des scènes à machines et à transformations, contre les éclats vocaux et les excessives gesticulations des interprètes, contre la bruyante exécution de l’orchestre, contre l’absence d’action dramatique, contre l’abus d’une mythologie ressassée, contre la pompeuse niaiserie des paroles des poèmes et enfin contre l’infériorité de la langue.

Ces critiques virulentes de Rousseau sur l’opéra classique français étaient fondées, mais leur auteur, dans son intransigeance, a quelque peu noirci le tableau; bien des productions froides, ennuyeuses, sans âme, dues à de médiocres compositeurs avaient envahi la scène lyrique française après la mort de Lully, mais un grand musicien, Jean-Philippe Rameau, conservait à l’opéra son prestige. Partisan du vrai en musique, Rameau s’en rapportait à la nature pour exprimer dans ses opéras des sentiments, un climat, une atmosphère. Mais la nature chez lui était savamment adaptée, elle était magnifiée par la brillante harmonie qui la traduisait, alors que ses adversaires souhaitaient une identification à une nature simple, naïve, sans recherche. Cette richesse harmonique, associée à la mélodie la plus subtile, que nous admirons tant aujourd’hui chez Rameau, lui était alors reprochée.

De Rameau à Gluck

Jean-Jacques Rousseau et les Encyclopédistes furent, dans cette querelle, les ennemis les plus acharnés de Rameau et, malgré l’injustice des reproches qu’ils lui adressèrent, ils réussirent à faire condamner par une grande partie de l’opinion la musique française. La marquise de Pompadour et ses amis, qui soutenaient l’opéra français, tentèrent de lutter en essayant de faire un triomphe, en janvier 1753, à une œuvre lyrique française, Titon et Aurore , de Mondonville ; mais la tentative était mauvaise, car Mondonville est loin d’avoir le génie de Rameau. Cependant, leur influence auprès du roi aboutit en 1754 au renvoi des Bouffons italiens. La même année, Rameau prit une éclatante revanche lors de la reprise de son chef-d’œuvre dramatique, Castor et Pollux , qui fut applaudi «avec fureur».

Mais le mouvement, provoqué par l’intrusion des Bouffons italiens en France, ne devait pas s’arrêter avec le départ de ces derniers; Rameau mourut bientôt (janvier 1764), chargé d’ans et de gloire, et aucun compositeur français ne releva le flambeau de la tragédie lyrique. Ce mouvement entraîna la musique française dans une autre direction, et on lui demanda désormais «de parler plus au cœur qu’à la raison». Elle va donc s’appauvrir dans le domaine symphonique et instrumental, et l’orchestre occupera une place plus modeste, se contentant de soutenir la ligne mélodique du chant. Cette mélodie régnera encore dans les grands drames lyriques de Gluck, où l’orchestration plus fournie mais toujours discrète lui servira de support. On s’attachera plus à l’expression des sentiments, de l’émotion vraie, du pathétique dans le domaine de l’opéra; mais c’est surtout l’opéra-comique qui bénéficiera de l’influence des intermezzi italiens, car, après une période où il essaiera de les imiter, il trouvera sa vraie personnalité, faite de charme, de coquetterie, de gaieté, de sentimentalité même, avec des compositeurs comme Philidor, Monsigny, Dalayrac, Grétry.

Quoi qu’il en soit, cette querelle des Bouffons, trop bruyante à notre gré, aura servi à insuffler un sang nouveau à la musique française, et son importance dans l’histoire de la musique est donc loin d’être négligeable. L’opéra de Rameau, victime d’une querelle envenimée par les Encyclopédistes, subit en réalité le sort des institutions attachées à l’Ancien Régime, qui devaient, quelques années plus tard, être emportées par la tourmente révolutionnaire. L’opéra français, en la personne de son plus illustre représentant, sera en somme la victime de l’esprit nouveau.

Le grand vainqueur de la querelle des Bouffons fut, vingt ans après, Gluck. Le premier sur le plan dramatique, sans renier l’apport de Rameau, il apporta à la musique française, avec ses chefs-d’œuvre, les deux Iphigénie , Orphée , Alceste et Armide , ce qu’avaient réclamé les partisans d’un style lyrique nouveau.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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